Avertissement : ce texte est extrait d’une réflexion sous forme d’essais intitulée De quoi cidre est-il le nom ? Ce document écrit pendant la dernière Pandémie (2020/2021) n’a cependant pas été édité à ce jour. Il rassemble ce que j’ai pu glaner ici ou là des quelques traditions cidricoles que j’ai pu visiter (Cornouaille Armoricaine, Bretagne, Normandie, Pays Basque, Asturies, Grande-Bretagne (Herefordshire & Somerset), Allemagne (Hessen), Val d’Aoste, Luxembourg, USA (nouvelle Angleterre) et Québec). Il permet de se rendre compte de l’importance culturelle de la pomme et du pommier, de l’ancienneté de la boisson de pomme (équivalente à celle des autres boissons fermentées connues) et de la multiplicité des boissons vendues sous le nom cidre (à coté des Cider, Sidra-natural, Sagardo, l’Apfelwein, etc.).
De quoi cidre peut-il être le nom est exactement ce qui guide les communications basées sur la récupération mercantile d’une tradition cidricole réputée respectueuse de l’environnement. Le phénomène est caractéristique d’un monde tenu par des élites uniquement intéressées par le profit et pour qui l’absence de définition partagée du mot “Cidre” est une aubaine. La diversité des boissons commercialisées sous ce nom est extrême. Elle est la conséquence de l’hétérogénéité des matières premières utilisées et de la diversité des méthodes d’élaboration mise en œuvre.
Pour des raisons historiques tout a fait respectables, chaque pays a sa propre interprétation du mot cidre, amenant une grande confusion pouvant freiner le consommateur et créer une distorsion de concurrence. Vendre en France ou au Québec des cidres à base de concentrés ne correspond pas à la réglementation en vigueur dans ces pays. L’un autorise pour moitié du concentré et l’autre ne l’autorise pas du tout. Il est cependant fondé de penser que ces règlements, régissant des produits de grande consommation, agissent comme autant de barrières protectionnistes. Les cidres aromatisés et co-fermentés de toutes sortes qui fleurissent un peu partout posent un problème différent. Leurs propositions déforment le mot cidre, mis à toutes les sauces et portent en germe l’anéantissement de la grande diversité des variétés de fruits à cidre. Pourquoi en effet se compliquer la vie avec des variétés de pommes originales alors que l’on peut utiliser le même nom générique en utilisant une pomme basique peu chère et en y ajoutant une aromatisation simulant une qualité pouvant tromper les clients peu avertis.
Les consommateurs avisés ne s’y trompent pas car ils s’intéressent autant à la culture cidricole d’un terroir qu’au contenu de leur verre. De cette exigence est née aux USA l’expression “Real cider” qui désigne le vrai cidre, celui produit exclusivement avec d’authentiques pommes, parfois sauvages. À l’autre bout de la diversité des buveurs, l’expression “Cider-beer” a fait son chemin là où le cidre est en concurrence avec les sodas et les boissons de grains, confirmant que même les non-initiés ne sont pas dupes. Au delà de ces observations, l’honnêteté doit prévaloir et c’est au producteur d’indiquer clairement ce qu’il y a dans la bouteille et au consommateur d’y prendre garde. Avec la vogue des cidres dont les médias populaires se font aujourd’hui les relais, la demande de qualité et d’authenticité se fait plus forte à mesure que les consommateurs redécouvrent les mille et une saveurs du cidre, sa capacité à magnifier la gastronomie et à enchanter les rencontres festives. Quelques régions cidricoles du monde comme les Asturies, le Pays Basque et la Cornouaille Armoricaine, sont devenues des destinations touristiques qui voient défiler des amateurs avertis, venant découvrir un territoire préservé à travers sa tradition cidricole, initiant ainsi une véritable culture partagée des cidres du monde.
L’actuelle embellie du marché des cidres artisanaux est fragile et le cidre industriel ne va pas aussi bien que l’espéraient les acteurs de l’Agro-industrie1. On peut toutefois se demander si un seul terme générique est raisonnable tant apparaît criant le manque de consensus culturel qui pourrait les rassembler. La recherche d’un terme générique désignant les vins de fruits à cidre (et apparentés), une appellation “ombrelle” paraît plus sérieuse. En effet les nombreuses traditions gourmandes imaginées par l’être humain se sont s’enrichies de mille rencontres au cours des siècles. Chaque territoire en a développé sa variante et lui a donné un nom dans sa langue, permettant son identification et marquant son originalité. Cependant dans un marché globalisé, c’est évidemment la puissance dominante qui impose des codes et bien souvent sa langue. Le mercantilisme fait le reste, décidant en l’occurence d’utiliser le terme “cider” (éventuellement “cidre” pour faire plus haut en gamme) au point que des traditions établies comme celles du Sidra-natural, du Sagardo ou de l’Apfelwein se réfèrent à “cider” dans leur communication internationale.
Doit on pour autant légiférer comme ce fut le cas pour le vin en France (un pays où on légifère beaucoup) à la fin du XIXe siècle. La loi Griffe réservait la dénomination “vin” aux produits exclusifs de la fermentation du raisin frais ou du jus de raisin frais. Depuis, cette règle s’était généralisée et pour l’Office International de la Vigne et du Vin (OIV), le vin est normalement, exclusivement la boisson résultant de la fermentation alcoolique complète ou partielle du raisin frais foulé ou non, ou du moût de raisin. Il convient d’ajouter qu’en France, un décret de 1987 précise que les boissons alcoolisées aromatisées à base de raisin ne doivent pas comporter le mot vin dans leur dénomination. Ces règlements, imaginés pour prévenir la fraude sur le vin, importante au XIXe siècle, ne sont pas suivis à la lettre, mais ils constituent un frein aux dérives et permettent de combattre la fraude. Notons qu’obtenir cette loi a probablement été relativement facile pour les grands vins de France où les propriétaires de châteaux et domaines réputés ont de tout temps cultivé une certaine proximité avec le pouvoir.
Il semble cependant que cette loi soit abusive et constitue un accaparement du mot “vin” par le monde du “vin de raisin”. En effet les “vins de pommes” tel que l’Apfewein le Sagado se retrouvent en contradiction avec cette définition, alors même alors qu’ils sont les héritiers de traditions cidricoles bien plus anciennes que la loi Griffe. Autre exemple, l’Anglais John Worlidge au XVIe siècle, écrit dès le sous-tire de son Vinetum Brittanicum, “traité de cidre et d’autres vins et boissons extraits de fruits”.
L’antique définition de Pline l’Ancien, “Sicera, vinum è pomis facticium” est une piste de réflexion. Il est normalement traduit par vin de pommes, artificiel ou imitatif, c’est à dire fait de la main de l’homme et non de nature. La formule désigne très probablement la pomme, mais ce n’est pas totalement certain car Pomona était la déesse des fruits fruits à pépins (pommes, poires, coings, etc.), ce qui peut ouvrir la porte à interprétations. Cependant cette définition est aujourd’hui coupée de son contexte culturel, lui-même sérieusement écorné par la chute du monde Romain dont les oripeaux ont été disputés par les églises et les pouvois qui se sont affrontés depuis en Europe, au point d’en brouiller l’héritage.
Pour autant ce serait déjà un gros progrès de distinguer le cidre, des boissons fermentées de jus de fruits plus ou moins à base de concentrés, ce qui le remettrais sur un pied d’égalité avec le poiré ou le cormé qui ne sont pas mis à toutes les sauces aromatiques. Pour cela il faudrait pouvoir les appeler “vin de fruits” en indiquant le nom des ingrédients qui les composent. Que le “vin de raisin” se contente de la seule indication “vin” n’est pas un problème, les noms d’Appellations prestigieuses et les noms de cépages sont assez connus du grand-public pour que cela ne pose pas de frein commercial comme l’atteste le succès, hors “Appellation” des vins de cépages.
Il est donc intéressant, pour qui souhaite apporter un avis sur le sens du mot cidre, de visiter entre vergers et cidreries, les campagnes cidricoles, mais également de s’en écarter afin d’aller investiguer dans la jungle des rayons d’un commerce de boissons où les contenus importent moins que les contenants. Chacun selon ses informations pourra alors se targuer d’apporter une réponse. Mais en même temps, il est impossible d’enlever aux paysans l’invention, la perpétuation et le caractère d’une boisson savoureuse réalisée uniquement avec des pommes, de la patience et l’exigence d’offrir à ses clients le meilleur d’une petite forêt de pommiers à cidre.
Cela ne dispense pas de l’innovation, mais oblige à innover également au moment de nommer la nouveauté. Ne pas s’y plier et utiliser un nom historique connu du public, est une escroquerie qui prive instantanément la nouveauté des vertus de l’honnêteté.
- J’invite les curieux à s’intéresser à la débâcle du cidre au Québec dans les années 1970. La qualité des boissons proposées était si faible que les Québécois se sont détournés du cidre pendant près de trente ans (une génération). On comprend que les concentrés y soient interdits. ↩︎
Mark Gleonec à Kroaz Avaloù (le carrefour des pommes) au Pays de Fouesnant en Cornouaille Armoricaine, le 2 Mai 2025.
Note : La photo en tête de ce billet date d’octobre 2019 alors que je participais à l’Alpine Cider Célébration à Antey Saint André avec entre autres, l’ami Gianluca Telloli (Cidres Maley), et où nous avions pu rencontrer la tradition des cidres des montagnes.