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Les hasards d’un jour sans soleil.

Penhir
Les Noces de Corentin Le Guerveur et d’Anne-Marie Kerinvel (détail), Victor Roussin (1812-1903) – Musée des Beaux-Arts de Quimper.

Il pleuvait sur Kergouïlh, la rudesse des averses avait émoussé les ardeurs des ramasseurs de pommes et seul Lanig Feo irait peut-être jusqu’à son verger. Il était un peu plus d’une semaine après la Sant-Mikael et la récolte avançait doucement. Une première part des pommes était au sol à cause d’une de ces dépressions dont l’océan savait gratifier les côtes. Un premier prélèvement avait pu se faire dans la bonne humeur des débuts de campagne, mais avec la détrempe des vergers la suite promettait d’être moins plaisante. Louiss Garv, la doyenne du village, avait prophétisé que les pluies ne cesseraient pas avant la mi-janvier.

N’y voyant pas à dix mètres, Lanig remit à plus tard ses projets et s’arrêta chez Fañch Dous dont la maison au centre du hameau tenait lieu de point de ralliement les jours d’ennui. Ces deux là, aussi goapaer l’un que l’autre étaient d’accord sur à peu près tout. Pour autant, chacun avait sa définition du cidre avec un avis différent sur l’équilibre entre amertume et douceur. Fañch alla remplir un pichet et peu enclin à s’inquiéter encore du temps, il questionna son koutreï sur sa dernière aventure alors qu’il revenait de la foire, une histoire occultée par l’actualité météorologique et dont le hameau avait été peu informé. En réalité rien d’extraordinaire, juste une tentative de vol dont la haute silhouette de Lanig avait rapidement mis fin.

Fañch s’amusa de la carrure de son ami, la comparant à celle d’Hélias, un grand costaud dont les exploits avaient pour théâtre les tavernes. Là dessus ils vidèrent d’un trait une pleine chope de cidre. À cet instant Mari Flour rentra de son marché, la cape et le chapeau dégoulinants à tremper l’entrée du logis. Le temps de s’en débarrasser et de poser ses cabas, nos deux gaillards furent informés des dernières nouvelles du village, à dix minutes de vélo de Kergouïlh. Youenn kozh était mort la nuit d’avant, paisiblement, dans son sommeil, deux jours après ses quatre-vingt-quinze ans. Le terrassier de la paroisse se demandait si l’enterrement pourrait avoir lieu car avec toute cette pluie le trou au cimetière serait rempli en moins d’une heure et le mort pourrait se noyer.

Lanig et Fañch se promirent d’accompagner le vieux vers sa dernière demeure. L’homme possédait un beau verger et comme à son âge il ne s’en occupait plus, ils allaient l’entretenir avec deux autres paysans. En échange, ces quatre là pouvaient prendre les pommes. Fañch avait quelques inquiétudes sur la pérennité de l’arrangement. Il remplit à nouveau les chopes et tout deux saluèrent la mémoire du vieil homme. Il se souvint alors de sa presse hydraulique, dont un joint menaçait de rompre et devait être réparée avant la nouvelle campagne. Lanig, ancien chef-mécano à la pêche et bon connaisseur de ces machines était la personne pour le faire. Ils descendirent par l’arrière de la maison afin de rejoindre au sec le bâtiment où se trouvaient la cidrerie, le chai et la boutique, ouverte seulement en été.

Mari n’en était pas fâchée, mais elle les rattrapa dans l’escalier afin d’inviter Lanig a déjeuner en échange du service. Elle ajouta avoir croisé Pesked-fresk, à qui elle avait acheté de la lotte, il y en aurait donc au repas. Pendant que nos deux gaillards s’activaient autour du pressoir, elle se mit aux fourneaux. Les poissons de son ami pêcheur étaient toujours frais, mais il fallait les apprêter. Or une lotte à peine sortie de l’eau réclame du temps et du doigté afin d’en tirer les beaux morceaux. Cela ne l’empêchait pas de surveiller la cuisson des légumes, de monter une sauce au cidre et de préparer un pilaf de riz à sa façon. Seule en sa cuisine, Mari remplissait la pièce de ses allés et venues. Elle aimait cuisiner et appréciait tout autant le bon ordonnancement de la table du repas. Tout en disposant le couvert, elle sortit un kouign-amann de belle taille, préparé la veille. Elle s’inquiétait du hors d’œuvre quand on toqua à la porte.

C’était Naol Trenk, un vieil ami de Fañch. Un de ces gars de la côte qui se disent deux fois paysans car ils travaillent une ferme trop petite pour en vivre et à coté une ferme aquacole. Naol faisait des huîtres et des moules à Toull-silioù. Il s’était arrêté à tout hasard afin de proposer ses huîtres, invendues au marché où la pluie n’avait pas arrangé ses affaires. Une aubaine se dit Mari, contente d’avoir une entrée digne de son menu improvisé. En voyant Naol trempé et déçu de sa matinée, elle l’invita également, lui expliquant que Lanig était déjà là, à fistouler le pressoir. Ce devait être sa première bonne nouvelle de la journée. Il prit un peu de temps avant d’accepter se demandant s’il avait encore du sec dans sa camionnette. Rassemblée par le hasard d’une journée sans soleil, cette tablée là pourrait bien remplacer l’astre du jour.

Naol, rompu à l’exercice, ouvrit rapidement les huîtres, laissant à Mari de temps d’aller chercher les deux mécaniciens qui en avaient évidemment fini avec le joint de la presse, mais pas encore avec la visite du chai. Ils furent enchantés de savoir leur ami de la partie et pour une fois se dépêchèrent. Fañch fit tout de même une courte halte dans ses réserves afin de choisir un Lambig car sa compagne avait pris le temps de cuisiner et deux de ses bons amis étaient là. Il lui fallait se montrer à la hauteur avec un vrai melikass. Ce n’est pas un cocktail anodin et Mari, le trouvant un peu violent l’avait adapté et rendu accessible aux palais délicats. Pour cela elle utilisait une crème de cassis rapportée un cousin expatrié en Bourgogne et un sirop de canne à sucre rapporté des Antilles par un voisin marin au commerce. Le Lambig, eus ar c’hentañ, était celui de Fañch. Il fallait cependant une certaine pratique pour parvenir aux dosages précis capables de transformer la préparation en un agréable moment de dégustation.

Chacun s’extasia sur le parfait équilibre du cocktail, puis La pluie s’imposa dans la conversation. En réalité, il n’y avait pas grand chose à faire à part prendre son mal en patience et attendre que se taise le tambourinement des gouttes sur les toits de Kergouïlh. Sur son exploitation ostréicole, Naol en souffrait doublement. À la merci des grandes marées poussées par les vents et gonflées par les précipitations, il raconta comment il lui fallait prévenir tous les problèmes. Pendant ce temps, les verres s’étaient vidées, Fañch aurait bien repris du melikass, mais l’heure avançait et à ce rythme ils passeraient l’après midi à table. Il était temps de s’attaquer aux huîtres, sorties de l’eau le matin même. Naol avait retrouvé un carton de son cidre sec, une cuvée qu’il élaborait avec des pommes relativement tardives dont la mise en œuvre coïncidait avec la pleine saison des huîtres, compliquant des journées de travail déjà bien longues.

Lanig et Fañch étaient assez réservés sur ce choix de la boisson, mais Mari argumenta l’avoir déjà expérimenté chez une copine et avoir trouvé l’accord parfait. Elle imposa donc son choix à la tablée, ajoutant que cela n’empêcherait pas Kergouïlh de garder sa place parmi les références du cidre amertumé. Indifférents à ces débats, deux plateaux d’huîtres se faisaient face sur la table du repas. D’un coté des creuses élevées avec soins, de l’autres des plates dont l’affinage était la fierté du producteur. Intarissable sur ses passions, il présenta les huîres et enchaîna avec le cidre, un assemblage de guillevig et dous-bihan. C’est la cuvée d’il y a trois ans précisa t-il en habillant les verres d’une robe pâle, limpide et à peine effervescente. Le nez, frais et minéral s’habillait d’agrumes et d’épices. Un ange passa sur la table puis Fañch lâcha un “pas mal” qui valait tous les dithyrambes d’œnologues de salons. L’assemblée porta le verre aux lèvres dans un bel élan, ce fut un peu plus long, la fraîcheur l’emportait avec un équilibre doucement acidulé et le sillage délicatement fruité apportait un soupçon d’astringence. Les sourires et les mines réjouies résumèrent ce que l’on pouvait en dire. Fañch se frotta les mains, se servit en coquillages et invita la tablée à en faire autant, avant de se plaindre de la faible contenance de son verre. Dehors, la pluie battait toujours, avec peut-être un peu moins d’intensité.

Chacun mit du sien pour débarrasser les écailles. Récupérées par Naol elles retourneraient à la mer selon la pratique des gens de l’estran. Lanig apporta une bouteille de sa production, un brut de deux ans où les proportions de pommes amères et douces, des c’hwerv-brizh-glas, chwerv-ruz-mod-kozh, dous-bloc’hig et trojenn-hir, avaient été soigneusement comptées afin d’obtenir l’exacte balance des saveurs. L’énumération des avantages comparés des variétés tardives du canton prit un peu de temps si bien que Mari arriva avec ses plats avant même que les verres ne fussent remplis. Cent petits cubes de lottes brillaient sur un lit de légumes où le fenouil le disputait au curry. Tout cela sentait bon, il fut précisé, sans conviction, le caractère facultatif du riz. Dans un saucier une préparation au cidre attendait de faire son effet. Mari fit le service et Lanig fut autorisé à présenter son cidre. Dans la clarté dorée de sa robe limpide dansaient de fines bulles, au nez la pomme se mesurait à l’agrume et sous les fruits pointaient des notes de miel, de girofle et de grains torréfiés. En bouche, l’attaque souple et soyeuse faisait rapidement place à une franche vivacité mâtinée d’amertume laissant au palais un long sillage de fruits. La sauce au cidre fit le lien, les verres s’agitèrent de rapides mouvements de marées et les langues se délièrent en histoires de voyages et d’élections municipales à venir. La lotte pendant ce temps subissait le sort des préparations appréciées et des généreuses portions il ne resta plus rien.

Personne ne s’aperçut de l’intensité mollissante de la pluie. Il faisait bon dans la pièce où le feu n’avait pas faibli depuis le matin. La maîtresse de maison arriva avec son gâteau réchauffé comme il faut et découpé en portions gourmandes. Fañch avait sorti un cidre doux de sa spécialité où n’entraient que des kroc’henn-ki et des dous-moen, parfaitement adapté au kouign-amann car si le sucre appelle le sucre il ne faut pas tout alourdir et ce cidre là avait su rester léger. Dès l’ouverture, le doux parfum des fruits remplit l’espace rendant inutile ce rite ancien de plonger son nez dans le verre. Ces derniers mués en lampes éclairaient la table de l’éclat doré-orangé du nectar. En bouche il s’ouvrait en souplesse sur une chaude amplitude laissant doucement s’installer une longue traine fruitée. Le gâteau était excellent, Mari ne pouvait trahir l’honneur de sa grand-mère Douarneniste. Cependant cela commençait à faire beaucoup, même pour des paysans habitués aux repas roboratifs. Le café fut bienvenu, les hommes optèrent pour un kafe-kreñv qui se transforma en kafe-koeffet car il restait encore des histoires à raconter. Mari se contenta d’un kafe-seurez et au fil de la conversation elle en vint à parler des mystères de Kergouïlh au temps où des moniales y tenaient hospice.

Lanig remarqua que ce déjeuner improvisé leur avait permis de passer en revue une part de ce qu’il est possible d’élaborer avec les pommes à cidre d’un même canton, puis il s’aperçut que la pluie avait cessé et que le ciel se dégageait, il invita donc la tablée à une promenade digestive jusqu’à son verger.

©M.Gleonec2020 – Kroaz-avaloù d’an 15 a viz eost 2020

Sur la Hent ar Sistr, la route du cidre en Cornouaille, le loup au parc de Menez Meur à Hanvec.

Note : Cette histoire est la version courte d’un conte gourmand “Dous, C’hwerv & Trenk” (à paraître un jour peut-être), imaginé alors alors que l’objectif était de s’en tenir strictement à la dégustation du cidre (parfois la plume se laisse aller). Que l’on se rassure cependant ce précis de dégustation, nourri d’une longue expérience des cidres d’ici et d’ailleurs, devrait paraître dans les mois qui viennent.