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2020-AOP Cornouaille / 3

III – Les terroirs du Cornouaille.

Les “Pays de Bretagne”.
Extrait de l’Atlas de Bretagne de M. Bodlore-Penlaez & D. Kervella

Ces terroirs peuvent correspondre peu ou prou aux “Pays”(1) qui font la caractéristique de la Bretagne. Le mot désigne des espaces divers, en taille comme en caractère, hérités d’une réalité parfois très ancienne. En Breton le terme équivalent est bro (ar vro), mais il ne recouvre pas une aire géographique stricte. C’est un mot féminin utilisé aussi bien pour État-Nation ; ex Bro-Spagn(2), patrie mammvro(3) ou pour les anciens comtés-évêchés comme le Bro-Gernev (Cornouaille) ou Bro-Wened (Pays-Vannetais).

Ce n’est cependant pas si simple. Le mot sert également a désigner un territoire singulier du fait de son costume, sa danse, sa musique ou tout autre coutume particulière. On trouve par exemple le Bro-Fisel (Pays-Fisel) pour la danse “Fisel”, mais le Bro-Aven (Pays de l’Aven) est appelé ainsi pour les danses et Bro “Giz Fouen” (pays de la mode de Fouenant) s’il s’agit des costumes. Enfin le mot est utilisé pour localiser des territoires particuliers comme le Pays de Retz au sud de Nantes.

Il existe donc en Bretagne un grand nombre de broioù(4) dont les limites sont mouvantes. Il faut envisager le mot bro comme une enveloppe plus ou moins poreuse pouvant contenir des réalités différentes, entières ou pour parties. S’agissant du cidre par exemple, il fut un temps où le Bro-Fouenant (Pays Fouesnantais) était qualifié de Bro-c’hwerv (Pays-Amer) en raison de la typicité douce amère du cru, mais la crise du cidre au milieu du XXe siècle a fait oublier ce qualificatif, dont un sens est il est vrai peu vendeur, sans pour autant écorner la réputation du cidre local. Enfin, pour couronner le tout, il est noter qu’à coté du mot bro, le mot paou dérivé du latin Pagus(5), désigne une subdivision du Bro, dans le sens des anciens comtés-évêchés, avec une forme mutée comme dans Kastell-nevez ar Faou (Châteauneuf du Faou) et Fouenant(6) (Fouesnant), plusieurs de ces paou pouvant correspondre aux broioù

La Cornouaille moderne a de ce fait des contours très flous selon qu’il est question de tourisme, d’agriculture, de commerce ou de culture car l’aire retenu par la révolution française pour délimiter le Finistère ne correspond à rien, sauf à une volonté d’écorner la culture locale. L’esprit breton étant assez créatif pour s’adapter, les broioù ont finalement bien résisté, avec pour résultat des organisations à périmètres variables sur un même territoire.

La Cornouaille fut un des royaumes celtiques fondés aux temps des grandes migrations (du VIe au VIIIe siècle) de la fin de l’empire Romain. Ébranlé par des rivalités successorales et par les raids des Vikings, elle s’est réorganisé sous Alan Canhiart à l’époque féodale, pour devenir un comté puissant dont les Princes ont structuré la Bretagne Ducale avec Nantes pour capitale. Son aire géographique commence à la Pointe du Raz, va largement à l’est de Carhaix alors que les embouchures de la Laïta et de l’Elorn en marquent ses limites sud et nord.

Les 6 terroirs de l’AOP Cornouaille

C’est donc un territoire relativement vaste et contrasté où plusieurs broioù et Paou ont évidemment prospéré en leur temps, en y laissant assez de traces pour qu’aujourd’hui plusieurs terroirs cidricoles en soient d’une certaine manière leurs héritiers, avec chacun des particularités d’arômes et de saveurs même si d’une manière générale l’équilibre s’y appuie sur un fond amer reconnaissable. L’aire de référence de l’AOP Cornouaille est bien la Cornouaille historique car il fallait y intégrer la Vallée de l’Aulne dont un joyau, l’Abbaye de Landevenneg, fut le centre religieux du Royaume de Cornouaille. Les cinq autres terroirs longent la côte sud depuis Pouldreuzic jusqu’à Clohars Carnoët avec une incursion dans les terres remontant la vallée de l’Odet. Outre un climat adoucit par l’océan, cette longue zone côtière est posée sur une très ancienne veine granitique que le temps a rendu propice à la culture des fruitiers. Tout cela pour nous composer un cidre de la côte atlantique et des vallées maritimes.

Bro Fouenant, Le pays de Fouesnant.

Jos Parker, Le Moulin de Meil c’hoat à Fouesnant, début du XXe siècle, collection privée.

Identifié comme tel depuis des lustres, son aire est totalement intégrée à l’AOP Cornouaille avec Bénodet, Clohars-Fouesnant, La Forêt Fouesnant, Fouesnant, Gouesnac’h, Pleuven, Saint-Evarzec et l’ancienne commune d’Ergue-Armel. Le Pays de Fouesnant est un des terroir du Giz Fouen (Mode de Fouesnant), qui est une mode vestimentaire couvrant tout le sud-est de l’ancien comté cornouaillais. Cette zone, appelée Aven s’il s’agit de danses, est divisé en neuf terroirs, correspondant aux variantes du Giz Fouen. À la fin du XIXe siècle, F. Le Guyader qualifia ce cru de “meilleur cidre du monde” dans une exhalation poétique restée dans les mémoires(7). Ce n’est pas la technique d’élaboration qui a permis cette fanfaronnade, mais les pommes dont la collection locale est très riche. Les fruits à cidre y sont amers, doux-amers ou doux(8) et différents d’un quartier à l’autre. Le terroir abrite un concours de cidre qui se tient chaque année à la mi-juillet depuis bientôt cent-dix ans. Le cidre ici c’est le c’hwerv(9), qui sous une robe dorée orangée intense, impose son équilibre doux-amer ample et moelleux. Les fruits caractéristiques y sont les c’hwerv-brizh, c’hwerv-ruz-mod-kozh, dous-bloc’hig; trojenn-hir, beleien, etc.

Bro Vigoudenn – le Pays Bigouden.

Étude de François Hippolyte Lalaisse sur le costume bigouden au milieu du XIXe siècle.

Anciennement appelé Cap-Caval, c’est une terre de contraste, exposée aux furies de l’océan où les vergers se blottissent en retrait des côtes. Son nom actuel vient de celui de sa célèbre coiffe et date du milieu du XIXe siècle. La gavotte bigoudène et le costume richement brodé ne sont pas les seules originalités d’un territoire où les chotenn, miches beurrées, kouign des Gras sont des gourmandises et les les melikass(10) et diboulaer(11) des “boissons d’hommes” aux recettes secrètes. Les vergers abritent une pomologie locale où la jambi fut longtemps la référence d’un cidre qui l’assemblait avec les c’hwerv-ruz-bihan, prad-yeot, dous mel et c’hwerv-ruz-Maner. Le cidre bigouden est à l’image de la baie d’Audierne sous le soleil, avec des saveurs à la fois rondes et puissantes où l’amertume imprime sa marque avec souplesse. L’aire de l’AOP Cornouaille y réunit les communes de Combrit, Peumérit, Plogastel-Saint-Germain, Plonéour-Lanvern, Plovan, Pont-l’Abbé, Pouldreuzic, Saint-Jean-Trolimon, Tréguennec, Tréméoc et Tréogat. Le Pays Bigouden était un important consommateur de cidre grâce aux matelots des très nombreuses chaloupes qui assuraient alors l’approvisionnement en poisson des conserveries. La zone compte toujours deux des plus importantes cidreries de Cornouaille

Traoñ an Aon – La basse vallée de l’Aulne.

Louis Caradec, Homme de Chateaulin vers 1850, Musée Breton de Quimper

Ce terroir située sur le Pays Rouzig regroupe les communes de l’Aulne maritime jusqu’à Châteaulin et doit son nom à la couleur brun-rouge de l’étoffe utilisé au XIXe siècle pour le costume des hommes. On y danse suivant la la mode locale, une gavotte en quadrettes suivie d’un bal et d’un jabadao. L’aire de l’AOP Cornouaille s’y étend les communes d’Argol, du Faou, de Landévennec, de Rosnoën, pour partie de Saint-Coulitz et, pour partie également la partie attenante de Telgruc-sur-Mer, commune faisant cependant partie du Pays de Crozon. Les vergers du terroir ne sont jamais loin de la mer ou du fleuve. La variété du cru c’est la ti-punch(12), une variété productive qu’il convient d’assembler avec justesse pour en équilibrer l’astringence avec les gwaremmig-ruz, chopig-mezv, dous-bihan, etc. Les cidres du terroir portent peu ou prou cette marque distinctive avec des colorations empreintes de la sérénité de rives de l’Aulne. Le terroir abrite l’abbaye de Landevenneg qui a joué un rôle important dans la mise en place du fond pomologique cornouaillais.

Traoñienn an Oded – La vallée de l’Odet.

Olivier Perrin, Le champs de foire de Quimper (détail), XIXe siècle, Musée des Beaux Arts de Quimper.

Il s’agit principalement du Bro C’hlazig (pays Glazig) dont la coiffe traditionnelle est la borledenn avec des variantes suivant les cantons. Les gavottes locales sont moins démonstratives dans le sud et proches des danses des montagnes dans le nord. Ce territoire englobe la rive occidentale de la ria jusqu’à Plomelin et remonte en aval de Quimper où le cours d’eau s’affranchit de l’influence maritime pour se frayer un passage tourmenté dans une campagne riche et verdoyante. L’AOP Cornouaille y rassemble les communes d’Ergué-Gabéric, Plomelin, Pluguffan et pour partie Elliant, qui bien que faisant partie du Pays Melenig (un des neuf terroirs de l’Aven) y est rattaché. Ergue-Gaberic est la commune la plus plantée en vergers à cidre de la région. La vallée de l’Odet n’est pas avare en histoires et légendes. En aval de la ville, les méandres du fleuve côtier sont réputés avoir stoppé une armada espagnole(13), alors qu’à Elliant c’est un de ses humbles affluants qui aurait stoppé l’avancée de la peste(14). Les prat-yeot, sac’h-binioù, polez et dous-Kêr-vihan, etc. sont quelques unes des variétés locales toujours à l’honneur. Le cidre y est à l’image de la terre, orangé plus ou moins intense, parfumé d’épices, avec un équilibre entre douceur et amertume.

Traoñienn an Aven – La vallée de l’Aven

Émile Bernard, Bretonnes ramassant des pommes (1889), collection privée.

Épicentre du Giz Fouen et des danses de l’Aven, c’est également le centre d’un parler breton que M. Bouzec, J. Goapper et Y. Souffez ont su mettre en évidence. Inspiratrice du Christ jaune, du Moulin à Pont-Aven ou de la Vision après le sermon, chef-ouvres de Paul Gaugin, la vallée de l’Aven serpente depuis Rosporden jusqu’à la côte. L’école de peinture avec les Gauguin, Sérusier, Bernard, Filiger, Mauffra et bien d’autres a profondément marqué ce terroir où les cidriers savent également produire des œuvres remarquables. Si elles sont moins durables, excepté dans le souvenir de ceux qui ont la chance d’y goûter, elles excellent autant à provoquer l’émotion. L’AOP Cornouaille s’y étend au long de la côte et des rias sur les communes de Concarneau, Moëlan-sur-Mer, Nevez et Tregunc. Les Dous-Rieg, Penn-ognon, Leur-gorreg, Jakedenn, etc. sont quelques unes des variétés locales qu’une cidrerie de Moëlan-sur-Mer collectionne avec passion. Le cidre de l’Aven est orange clair avec des parfums exotiques et une texture soyeuse entre douceur et amertume.

Bro Duig – Vallée de la Laïta

Édouard Doigneau, Le bac du passeur de la Laïta au Pouldu, 1911, collection privée. Il s’agit là de la frontière entre la Cornouaille et le Bro an Orient (le Pays de Lorient).

C’est un des neuf terroirs de l’Aven. Le Bro Duig(15) va jusqu’à Bannalec et doit son nom au costume noir de la région de Quimperlé. La vallée de la Laïta marque la frontière avec le Pays de Lorient, que l’on peut rejoindre en passant le pont près de l’ancienne Abbaye de Saint Maurice où la pomme et le cidre ont longtemps fait le quotidien. Entre la campagne du pays de Quimperlé et les côtes de Clohars Carnoët, la vallée de la Laïta est le berceau de pommes à cidre parmi les plus connues de la planète. Les Dous-moen et Kêrmerien (dont des noms racontent de belles histoires de paysans) font aujourd’hui le bonheur de nombreux cidriers à travers le monde. L’AOP Cornouaille y réunit les communes de Clohars-Carnoët, Mellac, Quimperlé, Rédené et pour partie Arzano où le verger conservatoire d’Arborepom collectionne de nombreuses variétés à cidre et à croquer. Après avoir été un des fers de lance du renouveau du cidre à la fin du XXe siècle, ce terroir fait aujourd’hui preuve d’une créativité gourmande avec une nouvelle génération de cidriers bien décidés à faire jaillir l’excellence de quelques variétés délaissées de ce terroir d’exception.

Au Nord du département

Les usagers de la Route du Cidre en Cornouaille s’étonnent parfois d’une halte proposée dans un lieu situé près de la Manche. Cela est du au découpage administratif de la Bretagne qui s’il n’a pas effacé les comtés historiques(16) complique les choses. Le territoire de référence de l’AOP Cornouaille est l’ancien comté, mais l’organisation des cidriers a autorité sur tout le département, c’est à dire une partie de la Cornouaille, la totalité du Leon et une partie du Tregor, Le Treger-Izel (Bas-Tregor). Du coup les cidreries de ces terroirs peuvent adhérer au Cidref et se retrouvent sur la Hent ar Sistr (la route du cidre en Cornouaille), donnant au visiteur l’occasion de découvrir une autre tradition du cidre breton.

Malgré la nécessité de se fondre dans une partition administrative déconnectée de l’histoire de la péninsule armoricaine, l’AOP Cornouaille montre, à travers ses terroirs cidricoles, sa coïncidence avec les réalités humaines et culturelles qui sont l’essence de la Bretagne. Une étude approfondie montrerait plus encore l’homogénéité de ces petits territoires où l’on devine que le cidre est un élément d’équilibre, au même titre que l’on été (parfois sont toujours) le parler local, la danse, le costume, l’art culinaire et les habitudes sociales. Tout cela a joué (et joue encore) bien évidemment sur les couleurs, les parfums et les saveurs de chacun des cidres de la Cornouaille.

Barque au mouillage vue depuis la Hent ar Sistr (la route du Cidre en Cornouaille), dans la petite anse de Merrien à Moëlan sur Mer.

Sources : La tradition populaire de danse en Basse Bretagne, Jean Michel Guilcher, Mouton 1963. Le Costume Breton, René Yves Creston, Tchou 1974. Costumes de Bretagne, Yann Guesdon, Palantines 2009. Le Breton des Rives de l’Aven et du Belon, Mona Bouzec, Jos Goapper et Yannick Souffez, An Alarc’h 2017. Atlas Breizh – Atlas de Bretagne, Mikael Bodlore-Penlaez & Divi Kervella, Coop-Breizh 2011. Pommes et cides de Cornouaille, Mark Gleonec, Locus Solus 2019.

1 – Voir : http://bcd.bzh/becedia/fr/les-pays-en-bretagne-concept-realites-ambitions 2 – Le royaume d’Espagne. 3 – Littéralement la mère-payse, le “b” du bro mutant en “v” dans ce cas. 4 – Bro au pluriel devient Broioù. 5 – À l’époque romaine, pagus (pays) est une unité territoriale gallo-romaine inférieure à la Civitas, tandis qu’à l’époque médiévale c’est une subdivision territoriale liée à des pouvoirs hérités de l’ancienne Civitas. 6 – Fouenant est vraisemblablement la contraction des mots, faou, hen et nant. Faou est ici issu de Paou dans la forme mutée utilisée dans Châteauneuf-du-Faou. Il peut cependant dériver de faou dont le sens ancien était bauge ou repaire et qui fut parfois à l’origine d’un château-fort. Hen signifie ancien, antique ou archaïque. Nant évoque la rencontre entre la terre et l’eau comme à Nant en Aveyron et Nantes en Bretagne. 7 – La chanson du cidre, Frederic Le Guyader (1901). 8 – Il n’existe pas localement de pommes acidulées véritablement autochtones, mais en cas de besoin il existait des pommes à deux fins (consommation et cidre), qui pouvaient faire l’affaire. 9 – C’hwerv (amer) se prononce χwεrw en Breton académique (le « c’h » se prononce à peu près comme la Jota espagnole). Cependant, à Fouesnant, comme sur tout le Sud Cornouaille, il se prononce féo ou féro. 10 – Altération probable de mêlécasse, mélange d’eau de vie et de cassis, mais peut-être contraction de Mel (miel) et A-gas (avec force). 11 – Du verbe diboulañ exprimant l’idée de facilitation d’un transport ou d’un écoulement. 12 – À l’origine la pomme s’appelait Ti-Pronost (Maison du Prévôt), mais elle fut rebaptisée Ti-punch en jouant sur la proximité phonétique des deux mots. 13 – Au 17e siècle une flotte espagnole remonta l’Odet dans le but de s’emparer de Quimper. Arrivé aux “vire-court” (passage étroit et sinueux) et ne percevant que les falaises couronnées de forêts des deux rives, les assaillants pensèrent que le plan d’eau s’arrêtait là et ils rebroussèrent chemin. 14 – Voir le Barzaz Breiz de Théodore Hersart de La Villemarqué (1846). 15 – Il est a noter que la couleur du costume est souvent à l’origine du nom du terroir : Rouzig (petit roux), Glazig (petit bleu), Melenig (petit jaune), Duig (petit noir). 16 – Ces neufs comtés sont représentés sur le ‘Gwenn ha du”, le drapeau breton. Outre les hermines de la Duchesse Anne, il s’y trouve quatre bandes noires représentant les comtés de langue celtique, la Cornouaille, le Leon, Le Tregor et le Pays de Vannes. Les cinq bandes blanches correspondent aux comtés de langues romanes, le Pays de Saint Brieuc, Le pays de Saint Malo, Le Pays de Dol (ancien siège épiscopal), Le pays de Rennes et le Pays de Nantes (la capitale historique).

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